Sandra Evrard, Rédactrice en chef
En Europe, ce n’est pas parce que l’interruption de grossesse est légale qu’elle est pour autant facilement accessible. Sous l’ancienne législature, la Pologne l’avait quasiment interdite, en Italie, trouver un médecin qui ne brandisse pas l’objection de conscience relève de la gageure, mais il est aujourd’hui un autre pays où l’IVG est aussi fortement entravée : la Croatie. Alors, pour aider les femmes prises au dépourvu face aux freins érigés contre leur droit à l’avortement, d’autres femmes, les brave sisters, se mobilisent. Elles les guident dans leurs démarches et parfois les accompagnent à l’étranger lorsque ce n’est plus possible dans ce pays des Balkans. Avorter en toute sororité, c’est le troisième reportage effectué en Croatie, dans le cadre de notre série « Quand l’État de droit manque d’effectivité ».
« Nous étions en 2020, en pleine pandémie et j’ai vu le message de Nada Topic Peratović1 qui cherchait des brave sisters2, c’est-à-dire des femmes pouvant accompagner d’autres femmes qui souhaitent avorter, mais qui rencontrent des problèmes pour y parvenir, soit faute d’information ou parce qu’elles ne trouvent pas d’hôpitaux qui acceptent leur demande, notamment à cause de l’objection de conscience des médecins qui avoisine les 60 %. J’ai saisi mon ordinateur et j’ai écrit : « Je souhaite devenir une brave sister, comment puis-je aider ? » Et peu de temps après, elle me contactait : « Zorana, je dois te demander quelque chose, mais sens-toi libre de refuser. Tu ne peux pas imaginer combien de femmes m’ont déjà contactée depuis le message que j’ai posté, mais il y en a une qui est dans l’urgence : il faut l’accompagner en Slovénie pour son IVG car elle ne peut pas le faire seule » », explique d’emblée Zorana Juričić. Cette femme de 48 ans, rencontrée à Zagreb, dégage une agréable bienveillance et une certaine zénitude. Pourtant, se rendre avec une inconnue dans un hôpital slovène en pleine pandémie ne s’est pas fait sans angoisse. « Je me suis sentie tiraillée, car d’un côté, je voulais réellement m’impliquer lorsque j’ai proposé mon aide, mais d’un autre côté, nous étions en pleine pandémie, j’ai des enfants, je travaille et j’étudie en même temps. Et puis, je n’étais pas encore formée, je ne savais pas vraiment comment cela allait se passer. Je me suis dit : oh là là, je vais emmener une inconnue dans ma voiture, je devrai faire un test Covid et invoquer une bonne raison pour me rendre en Slovénie. Puis je me suis ressaisie et je me suis dit : ne réfléchis pas trop, une femme a besoin de ton aide, vas-y ! C’est l’inconnu pour moi comme pour elle et c’est pire pour elle ! », confie la première brave sister du réseau.
Slovénie, Bosnie : avorter à l’étranger face aux écueils croates
Devoir avorter à l’étranger faute de praticien disponible n’est pas rare en Croatie. En avril 2022, l’histoire de Mirela Čavajda avait d’ailleurs défrayé la chronique. Enceinte de 25 semaines, la future maman apprend que le fœtus est atteint d’une grave tumeur logée sur le cervelet et que ses chances de survie à la naissance sont quasi nulles. Elle choisit alors d’avorter, mais aucun médecin n’accepte sa demande, préférant lui conseiller d’attendre que le bébé meure naturellement… ou prétextant un diagnostic peu clair. Au-delà du délai légal de dix semaines, une commission peut pourtant approuver l’interruption de grossesse, entre autres dans les cas de graves handicaps physiques ou mentaux congénitaux, ce qui était le cas de Mirela Čavajda, qui n’aurait donc jamais dû se trouver au cœur de ce chantage moral. Elle devra finalement avorter en Slovénie, pour le coût exorbitant de 5000 euros. Dans son cas, vu la situation scandaleuse et dramatique à laquelle elle fut confrontée, la solidarité et les dons lui ont heureusement permis de couvrir cette intervention.
Des sisters qui pallient les manquements de l’État
Afin de faire face aux besoins des femmes qu’elles acceptent d’aider, les brave sisters reçoivent une formation portant sur toutes les questions (techniques, éthiques et législatives) relatives aux interruptions de grossesse. Des créneaux sont organisés pour qu’une d’entre elles soit toujours en mesure de répondre endéans l’heure à un appel urgent ou à un mail adressé à l’association. Les demandes sont aussi diverses que leurs profils, certaines étant étudiantes, femmes seules, en couple, déjà mères de plusieurs enfants. Aujourd’hui, après quatre ans d’existence, les brave sisters savent aussi dans quel hôpital trouver un médecin qui ne soit pas objecteur de conscience, obtenir des rendez-vous rapidement et déconstruire la désinformation au sujet des IVG… Si la première année, 28 femmes ont sollicité l’intervention des brave sisters, elles étaient 400 en 2023, leur nombre ne cessant de croître.
« On ne sait jamais à quoi s’attendre »
« La première fois que vous faites cela est clairement la plus difficile », explique Zorana. « Aujourd’hui, je dis aussi aux plus jeunes : n’ayez pas peur, nous sommes-là pour aider, même si nous ne savons jamais à quoi nous attendre. Il faut répondre à leurs besoins, mais c’est aussi humain de faire des erreurs. Si c’est le cas, vous vous excusez, c’est tout. Le plus précieux, c’est l’empathie humaine. C’est un acte de solidarité. Lorsque les femmes arrivent à l’hôpital, elles sont la plupart du temps très humbles, elles n’arrêtent pas de s’excuser. Le fait de ne pas être seules, que je puisse défendre leur droit à l’avortement devant le médecin change l’attitude de celui-ci », relate la Zorana avec un large sourire. Force est de constater que leur accompagnement au sein des hôpitaux est souvent nécessaire pour faire respecter la législation.
« Je ne veux plus jamais voir de femme pleurer, donc tant que je le pourrai, j’aiderai, c’est mon moteur. Ce groupe est uni autour d’un même objectif et c’est puissant », explique quant à elle Romana Jakasa, 36 ans, étudiante en sociologie. Lors du premier contact, la brave sister les accueille de sa voix calme. Sa première approche a un but : les rassurer. Puis les informer et les accompagner lorsqu’elles le demandent. Très vite, la confiance s’installe et la sororité agit. Dans la région de Split où elle réside, l’accès à l’avortement est encore plus compliqué à cause de la pression du patriarcat religieux en Dalmatie. Lors de notre rencontre, Romana était justement de garde pour le soutien au réseau et elle avouait devoir traiter au moins trois cas par jour. « La plupart appellent la peur au ventre et souhaitent que cela aille vite ! Hier, j’ai eu une femme au téléphone qui voulait avorter directement. Elle faisait cela en cachette de son mari et est partie avorter à une heure de chez elle. Je lui ai dit d’y aller avec une amie, car elle voulait reprendre la route toute seule à son retour, après l’intervention ».
La culpabilité religieuse
Dans certains hôpitaux comme celui de Sveti Duh (le Saint-Esprit), appartenant à la ville de Zagreb, aucun médecin n’accepte de pratiquer l’avortement. Sur 359 gynécologues croates exerçant dans les hôpitaux publics, 195 refusent de pratiquer des IVG en raison de l’objection de conscience.
Les stratégies adoptées pour contourner la loi sont multiples. Certaines cliniques prétendent ne pas posséder de service permettant de pratiquer l’IVG, d’autres ne fonctionnent que sur rendez-vous et proposent des dates si éloignées que les femmes dépassent les dix semaines autorisées, ou lorsqu’elles obtiennent enfin un rendez-vous, leur font entendre les battements de cœur de l’embryon pour les dissuader d’avorter. « J’entends beaucoup d’histoires tristes. De femmes qui ont vraiment besoin de soutien. C’est quelquefois compliqué, car je suis athée et je me suis retrouvée face à des femmes croyantes qui souhaitaient avorter et qui me demandaient si tous les péchés sont pardonnés lorsqu’on se repent. Je pense que ces femmes sont celles qui souffrent le plus. Ici, on sent le poids de l’Église et des groupes religieux. Récemment, une femme m’a également contactée en m’expliquant qu’elle était contre l’avortement, mais que sa situation emprunte de violences intrafamiliales l’exigeait. Elle devait cacher sa démarche à son mari, très religieux, et à ses enfants, ce qui provoquait beaucoup de stress. Surtout que la plupart de ces femmes veulent avorter dans une autre ville que celle où elles résident pour éviter de rencontrer quelqu’un qu’elles connaissent et être stigmatisées. De plus, à Split, il n’y a qu’un gynécologue qui pratique les IVG. Il est chef de service, donc c’est plus facile pour lui, il ne risque pas d’être licencié ».
L’Église est omniprésente dans toute les strates de la société croate.
Avec ses lunettes rouges qui lui donnent un petit air espiègle et dynamique, Jasenka Grujić Koračin, gynécologue médiatisée pour son soutien à l’avortement et aux droits des femmes confirme que pratiquer l’IVG dans les hôpitaux publics n’est pas bien considéré. Et que les médecins qui acceptent de la pratiquer craignent de ne plus faire que cela, car trop peu nombreux face aux refus de leurs confrères. C’est l’un des autres freins à l’accès à l’avortement, d’autant que les plus jeunes médecins ne sont pas intéressés de se former à cet acte médical, ce qui pose question sur la relève.
Une objection à la carte
Mais les problèmes d’accès à l’IVG résultent aussi de manœuvres hypocrites et cupides de la part du corps médical. Un certain nombre de médecins qui refusent d’effectuer un avortement à l’hôpital public dans lequel ils travaillent redirigent les patientes vers leur bureau privé l’après-midi. « Le secteur privé n’est pas bon pour la médecine. L’assurance santé croate ne couvre pas les montants demandés (environ 500 euros dans le privé, près de la moitié dans le public) et cela impacte la santé des femmes. Cette pratique réduit encore les possibilités d’avortement à l’hôpital », explique la gynécologue Jasenka Grujić Koračin.
Et si ce n’était pas suffisant, même la pilule abortive pose problème. Très peu d’hôpitaux pratiquent l’avortement médicamenteux, donc dans une majorité de cas, les femmes ne peuvent choisir de méthode, ce qui ajoute de la lourdeur à leur démarche. « Cela résoudrait pourtant partiellement le problème des objections de conscience puisque pour beaucoup de cas il ne serait pas nécessaire de recourir à l’intervention chirurgicale, les médecins n’auraient qu’à prescrire la pilule du lendemain », argue la gynécologue.
Un avenir sombre ?
Vu tous les freins auxquels sont confrontées les femmes croates, Romana confie elle aussi sa crainte d’un retour en arrière, vers ces temps sombres où il fallait avorter clandestinement à la maison. « Un jour, j’ai payé une consultation auprès d’un gynécologue uniquement pour obtenir des informations sur l’avortement dans ma région, le coût, la méthode, etc. Et il m’a dit : Ceci n’est pas bien vu par Dieu. Ces médecins exercent sous le prisme religieux ». En dehors des cliniques, la pression s’exerce aussi. La confrontation avec les groupes anti-choix qui viennent manifester devant les centre d’avortement, comme aux Etats-Unis, est fréquente. « L’Église a obtenu l’accord du ministère de la Santé pour pouvoir laisser entrer les anti-choix dans certaines cliniques. Ces mouvements fondamentalistes m’envoient aussi du matériel anti-IVG », explique Jasenka. Dans un pays où le droit à l’IVG devrait fêter ses 50 ans d’ici quelques années, ce revirement de valeurs laisse perplexe. La plupart des femmes rencontrées estiment que leurs mères et grand-mères disposaient sans problème de leurs droits autrefois, sous le régime de la « république fédérative socialiste de Yougoslavie », ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. « Les mentalités changent en Croatie. On voit chaque fois plus de croix partout, des statues de Marie au sein des hôpitaux, des livres religieux à la poste alors que c’est une entreprise d’État », se révolte Romana.